la montagne à remonter le temps

Elle s'étalait là, au loin vers l'Est.
Une surface ridée, torturée, comme brûlée par tant d'années de soleil.
Une halte en descendant le flanc Sud de l'Atlas vers le désert...elle était là, cette montagne qui n'a plus de sommet, qui a donné parole égale à tous ses plateaux, ses ravins, ses pics et méandres...une vision captivante, presque effrayante...belle.

Trois nuits blanches d'affilée dans les étendues sablonneuses couvrant le Dräa qui s'oasise par endroits avant de d'adoucir l'Atlantique, j'étais rêveur lors du chemin retour. La magie du désert a bien fait son effet, mais cette montagne ne finissait pas d'obséder ma pensée.

Quand Youssef, avec un grand sourire, bifurquait vers N'Kob au lieu de poursuivre vers Ouarzazate, je savais qu'il allait m'y emmener, qu'il allait me faire ce cadeau inoubliable: une nuit dans le Saghro!

Bonjour/soir cher lecteur,

le Saghro, avant tout, c'est imprononçable: Sarho, Sagrho (en raclant la gorge) Sargrhrho (en faisant semblant d'être du coin, ça ne marche pas avec moi), Sââârrrhgrô...heureusement que ce n'est pas en audio ce croa.
Le Sarho donc pour faciliter les choses, mais kézakô?

C'est une montagne qui a déjà fait deux fois le tour de la galaxie, c'est un tas de roches qui a vu naître la vie, du solide pour qui les Pléiades sont des jeunots avec leur cinquantaine de millions d'années, tandis qu'il souffle ses cinq-cent et des de millions de bougies.
Je ne vais pas me casser nénètte à décrire ce lieu, quand je vois un écrit de Charles de Foucauld qui fait bien son boulot:

Citation:
Le Sarho n'est pas désert ; la vie y est discrète et tenace, enfouie au creux de vallées étroites, ou dispersée aux quatre coins des pâturages”. Le Sarho étonne par la richesse de ses lumières, déjà limpides comme celle du Sahara tout proche. Il règne ici sur les paysages, la douceur légère que l’on connaît dans la vallée du Dadès, faite de sensibilités subtiles et de demi-teintes, mais faite aussi de cette ardeur qui avive et exacerbe l’horizon comme souvent en montagne lorsqu’on monte près du ciel. Le djebel Sarho offre le plaisir de randonner paisiblement en compagnie de la caravane des mulets, comme celui d’explorer des gorges et des falaises enchevêtrées, ou de vagabonder sur des sommets et des crêtes lointaines. Au Sarho, lorsqu'on monte sur un plateau, l’horizon lunaire est si vaste de toute part, que naît l’envie d'aller partout à la fois pour voir si, ailleurs, c’est aussi beau…

Ouaip, ça date du pré-cambrien ce sol, d'une époque si lointaine que le télescope de l'astram ne peut grappiller de photons congénères!
(à part l'un ou l'autre quasar, mais c'est du chipotage là (quoique))

Bref, ça m'a fait tout chose que de fouler ce truc encore vachement solide pour son âge.
Très solide! Faut demander à la pauvre Kangoo de l'extraordinaire Youssef-qui-parvient-à-passer-là-où-une-4x4-déclare-forfait.
Le carter doit avoir l'air d'une œuvre de Pollock là maintenant, soit, on espère trouver un amateur pour financer le remplacement des suspensions.

Petite pause photo, la vue illustrant le début du récit avec "elle s'étala laide", non, le contraire, elle s'étalait là:



La route goudronnée nous tapis-volante jusque N'Kob.
Petite ville vraiment bizarre pour un Flamand (avec d) comme moi: je suis scruté sous toutes les coutures avec mes cheveux blancs, mon teint et surtout mon pif couleur flamant et la barbiche rousse/grise/poivre/sel et plus tard espèce de sauce tomate après un repas en vitesse.
Il me semblait même avoir entendu des rires derrière mon dos et je sûr que le gamin qui faisait semblant de lécher un cornet-glace quand je me suis retourné en vitesse était en train de me tirer la langue.
Cool moi, mais je regardais ces habitants avec méfiance: s'il fallait trouver des figurants pour faire les vilains-méchants pour un film de gangsters, y a le choix là-bas!
La preuve: Ouarzazate et ses studios ne sont pas loin!

(naaaan, je rigole, n'empêche que le repas était délectable)

Fini le tapis volant, à partir de N'Kob c'est la piste, d'abord sur du schiste qui rassure pour les instruments (y a pas à dire, mais les tempêtes de sable dans le désert, ça me fout des coliques).
Un paysage étrange, où un palmier isolé vient ajouter au surréalisme, où au loin une mobylette fonçant à vive allure fait surgir le spectre de Ben Laden, où une usine d'extraction de minéraux à l'abandon te transporte au Far West, où le coucher du soleil...

Ce coucher, il efface tout, il te transporte bien loin de ta condition de bipède qui débarque quelque part: tu es sur terre, tu es là bien en terre, tu es dans ce vaisseau fonçant dans l'espace, tournant sur lui-même.
Je vacille vers le levant, dos au Soleil qui teinte l'atmosphère de couleurs jaunes et turquoises. Non, pas rouge le coucher! Le contraire! Le rouge, ou plutôt les roses et violets, couleurs complémentaires, s'aquarellisent en arche sur un demi cercle à l'opposé, à l'Est. Notre ombre (la Terre et moi aussi un peu) monte lentement et assombrit l'horizon en promesse d'une nuit profonde, d'un grand voyage.

Me vint une envie de môme: tourner tourner vite tourner sur moi-même, à voir voir voir 360° d'horizon à la seconde, même plus vite, même les yeux fermés, à embrasser le monde les bras écartés, à en tomber de vertige.
J'étais heureux.

Avant d'embarquer, Youssef me fait remarquer que j'ai un peu de sauce tomate dans la barbe et nous voilà à l'entrée d'un labyrinthe s'étalant sur une centaine de kilomètres est-ouest, une trentaine nord-sud.
Je me laisse voguer, le crépuscule s'affirme en nuit, le paysage devient phanthasmhaghorhiqhueuh (ça fait chic avec tous ces "h")
Fait presque nuit, mais je vois assez pour estimer le ravin, 50cm à droite de mon séant, d'une plongée potentielle de trois secondes et demi, de penser que ce col doit être infranchissable, qu'il serait folie de dévaler la pente somme-toute atteinte...

Le rêve je vous dis! Les nuits blanches aidant, j'étais "ailleurs", mais éveillé aux milles aguets par merveille.
Arrivés à l'endroit dit "Bab 'N Ali", où une petite auberge isolée pouvait nous accueillir pour la nuit, le choc en descendant de voiture.
La vision nocturne pas à 100%, phares obligent, la Voie lactée envahit le ciel.
Climat aride dans ces montagnes, haut et sec, nous sommes environ à 2000m d'altitude.
C'était début décembre. Pas de Lune, à cheval entre le Cygne d'été couchant et Orion levant.
Il a fallu du temps pour monter le matériel: j'ai monté les haches du dob à l'envers, il me fallait une éternité pour faire la collimation...lentement, tout lentement. Un ciel pareil, faut pas se précipiter, faut l'accepter humblement, doucement.

Une transparence comme je n'ai jamais reçue. M33 se laissait caresser à l'œil nu, North America se foutait des filtres UHC, la lumière zodiacale montrait le chemin vers les Pléiades et Jupiter, vingt dioux, quel phare!
Fallait cacher la planète de la main pour compter les étoiles dans le grand carré de Pégase (18 pour Youssef).
Puis une chose étonnante, qui pourrait relativiser le paradoxe d'Olbers: non, la nuit n'est pas noire!
Vaguant à la mise en place du matériel, éclairage stricte minimum, voire plus rien, le sol paraissait gris clair.
Un coup d'œil vers la Voie lactée...et le sol devenait gris foncé: la clarté des étoiles "bousillait" la vision nocturne!
Une transparence exceptionnelle, une turbulence tout aussi folle, mais malheureusement dans le mauvais sens.
Les étoiles scintillaient à qui peux mieux, un regard à l'oculaire sur Jupiter: définitivement pas une nuitée pour grossir, ce n'est pas celle des amas, c'est la nuit des nébuleuses, des galaxies!
Aride certes, mais la pluie qui a versé sur le désert a bien arrosé le Sarho aussi, cause - je pense - de cette turbulence.
Tant mieux, ça fait du bien cette pluie, entre autres aux bouleaux blanc-argentés comme dans mon Limbourg natal et qui côtoient ces ébouriffés de palmiers, tout en restant dignes (et un tantinet coincés des branches) comme des oriflammes (vue surprenante).

Les jumelles 10x50, munies d'un filtre UHC sur un des oculaires, montrent les dentelles en toute frivolité. C'est charmant quand l'amoureuse les tombe, c'est autre chose avec celles du ciel qu'il faut savourer bien hautes.
Première cueillette donc avant le coucher du Cygne. Au T300/1500, superview 30mm ( sans filtre, champ 1,4) et avec un 20mm UHC (champ presque 1°)..."comment c'est possible d'avoir foutu tant de bordel là-haut"?
Le désordre -chose dont je pensais avoir une notoriété bien méritée - le vrai désordre, c'est là qu'on le trouve! Mon salon est un truc de lopettes à côté! Inextricable, un scout avec 60 années de carrière ne saurait démêler cette pelote étirée. Sur le côté (de la grande) où cela s'élargit, j'ai vu une troisième extension (au lieu des 2 habituelles)
Enfin, le triangle tant attendu entre les dentelles a fait son striptease.
Pas facile le Pickering, du deviné, c'est devenu vu.

Une clope de satisfaction s'impose.
Youssef rejoint ses pénates (vaut dire que pour lui le trajet n'était pas de tout repos, il avait le volant, moi je volais).
Puis extinction totale des feux, ne plus jeter un œil à la Voie lactée (difficile), surtout ne pas regarder Jupiter, mettre le filtre, éviter Alnitak..."descendre" de Sigma vers NGC2023, "remonter"...oui, c'est bien niché dans ces étoiles...mon dada!
J'y avais passé beaucoup de temps, lors d'une nuitée sur les flancs du mont Azourki, pour y déceler une once d'ombre.
Même que je regrettais un peu d'avoir laisser passer tant d'amas pendant cette recherche.
Pas de regrets finalement: ça va plus vite ensuite!
Hop! A y est!!! (faut dire que le ciel était laaaaaargement coopérant)
Y a de la joie, mais pas un cri, pas d'extériorisation, trop concentré dans mon petit cœur tout cela, un petit bout de charbon ardent que je voudrais garder au plus longtemps (d'où ce croa tardif, l'impression de perdre quelque chose, ces mots étalés deviennent tièdes)
Et "running man", à l'envers, renversant...

Tout au long de mes vadrouilles célestes, les couleurs de la fausse nuit noire d'Olbers m'interpellent.
La tête de cheval par exemple, je la vois d'un gris foncé rose (souris), en contraste avec l'environnement gris foncé vert (souris).

Mais pas que là, partout en fait!
Des zones en vert, des zones en rose, rien n'est vraiment noir noir, à part des nébuleuses bien sombres ou même des trucs pas répertoriés comme nébuleuses sombres, mais qui paraissent ainsi par contraste.
L'intérieur des Pléiades par exemple, c'est bien black là.

A travers les croa's, on lit que la perception des couleurs est fort liée aux personnes (même qu'on dit que les filles...). Toujours est-il que j'ai la malchance d'être myope, mais une grande chance d'avoir une très bonne sensibilité aux nuances.
C'est donc la toute grande allégresse de naviguer dans la pouponnière d'Orion.
Ayayay! le jour où j'arriverai à mettre ça sur papier, en couleurs!
Les dégradés - comme par strates - des roses tranchants avec les verts de l'aile Sud, le fond du ciel, jamais noir, qui rappelle les photographies longue pose (sauf qu'on perçoit souvent l'inverse: le rouge devient vert en visuel autour de la tête de cheval)

Après cette baignade avec la Raie Manta céleste (et enfin une clope de satisfaction), direction Sud, vers le Fourneau du Chimiste (quel nom pour une constellation, Fornax...tiens, il a eu des gamines Lacaille?  loulou)

Excellente visibilité, Ankaa a tiré sa révérence, Canopus se pointe, l'Eridan fait son improbable zig-zag vers le Sud.
Blotti dans un méandre du fleuve, une constellation pas brillante par ces étoiles à l'œil nu, mais au télescope, cela devient tout autre chose.
Il y a déjà le vertige de cette ancienne montagne, de plus d'un demi milliard d'années, s'y rajoute l'hallucinante vue de milliards et de milliards d'étoiles, d'une œillade à travers ces bouts de verre qui donnent 1° de champ.

Sans caricaturiser, il y a plus de galaxies que d'étoiles dans cette zone!
L'amas du Fourneau, 9 galaxies d'un coup.
On fait peut-être mieux dans Coma? Je ne sais pas, je n'ai pas compté et ce n'est pas important par rapport à la particularité de l'amas du Fourneau: ces 9 galaxies, ce ne sont pas de vagues et faibles tatchouilles, ce sont des univers-îles bien brillants!

Une spirale barrée sort du lot (beaucoup d'elliptiques par là): NGC 1365, extraordinaire! Première fois que je vois ce qu'est une spirale barrée, avec les deux bras visibles sans trop de difficultés en vision décalée.
Cette galaxie, plus haute dans le ciel (au Sud, toujours plus au Sud), doit être sublime: déjà ici, avec son hauteur d'une vingtaine de degrés, elle avait de quoi décrocher la mâchoire (toujours pas un cri, zen le mec)

J'ai un peu "zoné" à la bonne chance le long de l'Eridan et du Fourneau, aussi, je ne suis pas certain des noms des deux galaxies, offrant une perspective cosmique que je n'ai jamais vue autre-part.
On connait les étoiles doubles, les "vraies" qui gravitent l'une autour de l'autre, et les "optiques', qui ne sont que le fruit d'un heureux alignement.
Aucune idée concernant mes sœurettes, NGC 1374 et 1375.
Sont-elles en interaction (comme avec les antennes)? Sont-elles "simplement" alignées dans le même champ de vision?
Cela me plairait cette possibilité, voir deux galaxies, une "occultant" l'autre...bon, ce n'est pas clair clair, juste mon impression qui vaut ce qu'elle vaut au bout de cette nuit onirique!

Avant de vous quitter, un mot sur NGC300, cette galaxie figure parmi mes favorites, avec ses étoiles d'avant-plan (oui, j'aime les perspectives) et ici aussi, j'ai remarqué une zone "rose" et une zone "verte", avec la galaxie au milieu.
Rêvé ou pas, mérités ou pas, peu importe, ces merveilles étaient des cadeaux.



Merci pour votre lecture et soyez heureux!

Patte.



11/09/2017
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